Les manifestations de la quête d'authenticité

Chercher à « être vraiment soi-même », quelle est cette quête ? C’est un projet pour soi, pour exister vraiment dans le monde, lui apporter sa touche personnelle, ses possibilités originales. Cela nécessite de prendre une distance par rapport aux fausses identifications, aux « façades » adoptées pour se conformer à d’autres et s’éviter bien des questions. Or, on ne peut prendre cette distance sans constater ses ambivalences et « réaliser une décantation des tendances dysharmoniques mélangées, qui sont en moi, réellement. […] Il faudrait les réunir avec leurs vibrations et leur mouvement dans une forme reliée à mes profondeurs, à ma « tonique de base ».[1]

Nous verrons ici comment la quête d’authenticité identitaire se manifeste concrètement : après un exemple de recherche d’identité authentique, dans une époque qui accepte moins qu’autrefois des identités toutes faites par la société, nous nous interrogerons sur ce que peut être le phénomène ressenti de manque d’authenticité, sur les occasions et les manières selon lesquelles il peut se manifester.

L'exemple de Joe Garner

Dans le film Soul de Pixar (2020), le personnage principal Joe Garner explique dès les premières scènes qu’il a eu, enfant, lors d’un concert de jazz où l’avait amené son père, la révélation de sa vocation : « ce soir-là, j’ai su que j’étais né pour être pianiste ». Mais à 40 ans, c’est un autre métier qu’il exerce, celui de professeur de musique, et lorsqu’un contrat lui est remis pour être titularisé, il dit certes merci, mais cache mal, par son langage non verbal, qu’il ne voit guère en cela une bonne nouvelle ! Joe croit qu’il est né pour une identité professionnelle, pianiste de jazz, et se retrouve dans un rôle, professeur, pour lequel on lui fait confiance car il en a les compétences, mais il ne pense pas que c’est authentiquement sa place. Pour autant, il n’ose pas le dire tant qu’il ne voit pas d’autre choix disponible. Alors il cherche, ou plutôt espère, un autre plan…

Une époque qui requiert davantage d’authenticité d’identité qu’autrefois

Cette quête d’authenticité est-elle une préoccupation nouvelle ? Si une certaine recherche de sens authentique a probablement toujours existé, poussant François d’Assise à quitter son riche statut de marchand en 1206, nous allons voir pourquoi elle est de moins en moins exceptionnelle, dans l’évolution de notre société.

Des références normatives externes aux références intérieures

Frederic Hudson[2] a exposé des changements de règles essentielles, dans nos sociétés occidentales contemporaines. En particulier, une des anciennes règles qui valaient autrefois était la règle extérieur - intérieur :

« Notre vie personnelle est déterminée par les directives de la société qui nous entoure ; si nous les suivons (école, mariage, religion, carrière, lois), tout ira bien.[3] »

On se logeait dans des rôles typiques préétablis, spécialement dans l’univers professionnel, souvent hérités des parents – on était fréquemment plombier de père en fils comme une sorte d’identité familiale, de lignée – et la question de l’authenticité identitaire personnelle ne se posait pas vraiment. Des normes extérieures et des repères traditionnels suffisaient à forger une identité qui était avant tout une identité de classe, de corporation, de métier, de région, de famille, de religion…

Aujourd'hui, la règle nouvelle intérieur – extérieur est :

« Nous devons nous appuyer sur ce que nous avons au-dedans de nous, sur ce que nous croyons.[4] »

En effet, bien des repères extérieurs disparaissent : il est rare de pouvoir faire le même métier que ses parents et même de faire toute sa carrière dans une même entreprise ; des métiers disparaissent, beaucoup d’autres apparaissent. Il importe souvent d’acquérir de nouvelles compétences en cours de carrière et de plus en plus de vivre des reconversions professionnelles. Pour ces choix, ces investissements dans de nouveaux domaines, il importe de trouver en soi-même la motivation, le goût et l’énergie qui passent par une congruence à des valeurs, des besoins, finalement une identité perçue intérieurement. C’est une exigence d’authenticité, vécue comme un besoin intérieur par beaucoup, mais aussi parfois comme une injonction. La société nous dit : soyez authentique, soyez vous-même, ce qui constitue tout de même une injonction paradoxale car pour être authentique, il faut que cela vienne de l’intérieur et non d’une injonction ! Et en même temps que cette injonction d’authenticité, la société en rajoute d’autres, parfois contradictoires : soyez performants, réussissez, suivez les tendances… qui peuvent être vécues comme des injonctions vers des éléments d’inauthenticité. C’est pourquoi bien des personnes sont traversées par des conflits de valeurs et des besoins non satisfaits et recherchent douloureusement leur identité authentique dans tout cela : qui sont-ils vraiment, face à ce qu’on attend d’eux ? Est-ce qu’ils se contentent de suivre le mouvement ou osent-ils exister avec leurs spécificités, leurs différences ?

En particulier, on observe dans les jeunes générations une exigence de sens dans leurs rôles professionnels. Ils ont vu chez leurs parents beaucoup de déceptions dans leurs carrières, des périodes de chômage, des incertitudes. Leurs parcours peuvent rarement constituer des modèles à imiter. C’est pourquoi ils doivent inventer un parcours professionnel qui leur soit propre et souvent vont chercher un sens dans des valeurs dans lesquelles ils s’identifient : l’écologie, l’humanitaire, l’éthique sociale, l’innovation… Et moins que d’autres générations, ils privilégient les promesses de carrière à long terme, de statut. Ils hésiteront moins à quitter un employeur s’ils constatent chez lui des attitudes, des conditions de travail ou des relations qui ne leur conviennent pas.

Notons enfin que, de plus en plus, certains subissent un éloignement de l’emploi, ne trouvant pas, malgré eux, les clés pour rentrer dans un rôle professionnel durable, tandis que d’autres acceptent de prendre une distance avec le monde du travail, du fait de l’absence d’un sens suffisant à leurs yeux, et renoncent à une réelle insertion professionnelle.

Les « bullshit jobs »

Cette dénomination de certains emplois a été lancée par David Graeber, emplois pour lesquels il fait le constat que[5] :

« De plus en plus de personnes, sont amenées à dédier leurs vies à des tâches inutiles, sans réel intérêt et vides de sens, tout en ayant pleinement conscience de la superficialité de leurs contributions à la société ».

Il considère que c’est une véritable atteinte à la dignité des personnes que de laisser se multiplier des emplois sans véritable utilité, ou du moins perçus comme tels par les individus qui les occupent :

« Comment parler de dignité au travail si l’on estime en son for intérieur que son job ne devrait pas exister ? »

Ses publications ont reçu un écho très important avec des traductions dans une quinzaine de langues et de multiples reprises dans les journaux et sur Internet : cela dit à quel point son indignation rejoint le ressenti d’un grand nombre de personnes. Pourquoi cela ? Sans doute, parce qu’on s’éloigne de plus en plus des activités de production, agricole ou industrielle, dont la contribution semblait simple et claire, mais qui emploient de moins en moins de monde, pour aller vers des emplois tertiaires, au sein de grands groupes, de sociétés commerciales ou de services, pour lesquelles les employés sont moins conscients de leur impact et voient davantage des postures politiques qu’ils se sentent obligés de prendre pour satisfaire une hiérarchie, ou des postures commerciales pour vendre des produits ou services auxquels ils ont du mal à croire eux-mêmes. Un écart se creuse entre ce qu’ils croient et ce qu’ils font, entre ce qu’ils comprennent de leur rôle et leurs aspirations de contribution véritable au monde : ils peinent à se reconnaitre dans le rôle qu’on leur demande de jouer, ce qui pose bien la question de leur authenticité identitaire dans ce rôle.

L’impact de la crise sanitaire, économique et sociétale du COVID-19

La crise mondiale du COVID-19 aura des conséquences sans doute majeures que l’on ne peut qu’entrevoir aujourd’hui. Il semble néanmoins pertinent de repérer quelques changements, qui devaient être significatifs, et renforcer encore ces quêtes d’authenticité identitaire.

Tout d’abord, la crise sanitaire nous a brutalement confrontés à la réalité de la maladie et de la mort, posant à chacun la question du sens de sa vie et de son authenticité par rapport aux convenances. Comme le souligne le professeur de psychologie Jean-Luc Bernaud :

« Ce que nous avons traversé a déclenché des réactions de prise de conscience quant aux grands objectifs de vie. Pendant cette période, le rapport à la mort et à la santé a été exacerbé déniée dans nos sociétés où la mort était devenue presque invisible, et où chacun pensait avant tout à la prospérité et au confort. D’un coup, cette réalité nous est revenue en plein visage. Avec des chiffres effrayants et des projections alarmistes, un certain nombre de personnes y ont vu un signe qu’il fallait se mettre au clair avec ces questions. Pour être vraiment soi-même, il est nécessaire à un moment ou un autre d’affronter ces sujets profonds.[6] »

Par ailleurs, cette crise a bouleversé bien des habitudes, des fonctionnements qui semblaient aller de soi sans qu’on en interroge le sens. Pensons à ces cadres qui passaient la plus grande partie de leur semaine à voyager, d’une ville à l’autre, d’un pays à l’autre : pourquoi une telle dépense de temps et d’énergie personnelle dans ces déplacements ? Pour exister par un rôle de représentation ? Parce que le poste est fait comme cela, que tous les prédécesseurs l’ont exercé de la sorte ? Mais la longue période de confinements et de télétravail aura souvent prouvé que l’on peut faire autrement, sans grands inconvénients, avec même un certain gain d’efficacité. Une personne qui aura construit son identité sur la tenue d’un poste « préfabriqué » sur le mode précédent, aura fréquemment la sensation d’un vide et sera plus facilement provoquée à se poser la question de son authenticité identitaire dans son rôle.

Ensuite, on peut évoquer les PSE[7] qui prévoient déjà de nombreux licenciements, les dépôts de bilan d’entreprises qui devraient s’intensifier quand les diverses aides et prêts garantis par l’Etat toucheront à leur fin. De nombreuses personnes devront envisager des reconversions professionnelles, comme le prévoit Pilar Llacer, professeure et directrice du centre de recherche "Work of the Future" à EAE Business School :

« Ceux qui doutent encore que le travail ne redeviendra plus jamais comme avant sont peu nombreux. Et pas seulement à cause de la pandémie : l’automatisation, la révolution numérique et la lutte contre le changement climatique annonçaient déjà un changement radical dans notre manière d’envisager notre carrière professionnelle.[8] »

Le rapport de McKinsey “The Future of Work in Europe 2020” montre qu’une très grande majorité des 235 millions de travailleurs européens seront concernés par des évolutions professionnelles majeures, et 21 millions seront contraints de changer complètement de métier. Le centre de recherche "Work of the Future", a mené une étude[9] sur les reconversions, mettant évidence l’importance, pour les réussir, de l’état d’esprit : curiosité, résilience, ténacité, créativité, et aussi réalisme. Il importe également d’élaborer une vision personnelle qui corresponde à chacun, à plusieurs horizons – court, moyen et long termes.

Ainsi, beaucoup de personnes, ces prochaines années, chercheront alors « leur voie », là où elles pourront réussir, et la question de l’authenticité de leur identité se posera face aux rôles professionnels potentiels qu’elles pourront envisager. Mais cette question de l’authenticité se posera aussi, parfois douloureusement, pour certaines d’entre elles, dans les rôles qu’elles se croiront contraintes d’accepter pour des raisons alimentaires dans un contexte de rareté de l’emploi.

Enfin, c’est toute la question du modèle social et des aides publiques qui se posera : comment réorganiser les filets de sécurité que la société doit offrir à chacun pour que le modèle social dans son ensemble continue de tenir debout ? Des questions comme celle du revenu universel, garantissant un minimum pour tous, est désormais posée y compris par des leaders d’opinion qui n’avaient pas l’habitude de le faire, comme le Pape François[10]. C’est la question d’une certaine décorrélation entre le revenu et le travail qui est sous-jacente, et de façon plus forte encore d’autre fois, celle du sens du travail. Est-ce à dire qu’on travaillera demain si et seulement si on a trouvé suffisamment d’authenticité identitaire dans un rôle professionnel ? Ce serait sans doute excessif de l’imaginer à ce point, mais certainement, cette exigence d’authenticité remontera dans les priorités de bien des personnes, surtout si la nécessité alimentaire du travail devient moindre.

La crise de la quarantaine – cinquantaine ou vécu de milieu de vie

Plutôt que de la crise de la quarantaine ou de la cinquantaine, qui a été très en vogue il y quelques années, le psychiatre Christophe Fauré[11] préfère parler de « vécu de milieu de vie ». Ce n’est pas un âge particulier qui fait une crise, observe-t-il, mais ce sont des évolutions et des prises de conscience qui sont l’occasion d’une nouvelle croissance, qui peut être une crise ou non, selon les circonstances, le degré de résistance ou de méconnaissance de ce processus de croissance. Or, son constat nous amène sur la quête d’authenticité identitaire :

« S’il existe de grandes variations entre les personnes, la tonalité générale du processus tourne toujours autour des notions d’authenticité et de quête de vérité.[12] »

On peut noter fréquemment, chez les personnes entrées ou en train d’entrer dans ce processus de croissance :

  • Des questions sur le sens de la vie ou un sentiment de perte de sens : on s’interroge sur la direction que l’on donne à son existence, sur son but, sur sa place, on se demande si l’on est en phase avec soi-même.

  • Une insatisfaction ressentie par rapport à son contexte de vie actuel, parfois en interrogeant les valeurs ou les principes qui ont prévalu jusque-là, avec un désir de nouveau pour sortir d’une impression d’impasse.

  • Un ressenti d’ennui ou de perte d’intérêt : une impression de routine, de futur bouché, d’être en « pilotage automatique ».

  • Un désir de laisser une trace de soi, tout en voulant consacrer davantage de temps et d’énergie à ce qui a du sens.

Cette remise en question peut être progressive, avec le ressenti d’un mal-être diffus dont on peine à comprendre le sens, mais elle peut aussi être plus soudaine, à la suite d’évènements qui révèlent, accentuent et accélèrent le processus sous-jacent : deuil, burn-out, séparation, faillite ou licenciement…

Les phénomènes de non-authenticité

Bien des professionnels de l’accompagnement, coachs, thérapeutes, accompagnateurs spirituels, se demandent régulièrement, face à des gens en proie à une réelle souffrance :

« Qu’est-ce que cette personne porte qui n’est pas à elle ? Que lui est-il arrivé, qu’a-t-on mis sur ses épaules, imprimé dans son corps, que lui a-t-on inculqué pour qu’elle se sente pareillement déconnectée de la vie et empêchée de vivre sa vie ?[13] »

Répondre aux injonctions et aux drivers

Au cours d’un coaching, une personne me disait sentir une nécessité de faire sans cesse des efforts, au-delà parfois de ce qu’elle pense avoir du sens, au point d’en vivre de réels inconvénients dans son milieu professionnel, et ressentait cette nécessité comme « inculquée dès l’enfance, par son père qui était très exigent avec lui-même et ses enfants ».

En recherchant l’affection et l’acceptation d’autrui, nous avons réduit notre authenticité. La spontanéité naturelle de notre petite enfance, nous l’avons peu à peu perdue, à force d’intégrer des jugements d’autrui, devenant de moins en moins capables « de distinguer le dehors du dedans, de savoir qui nous sommes vraiment[14] ». Nous avons tous intériorisé des injonctions, venant de nos parents, ou d’autres personnes qui nous ont fortement influencés. Sont définies sous le nom de drivers cinq de ces injonctions typiques[15] : sois parfait, fais plaisir, fais des efforts, sois fort, dépêche-toi. Elles fonctionnant comme des slogans intérieurs, qui nous dynamisent et nous poussent en avant, mais qui peuvent aussi aliéner notre liberté, nous transformant en quelque sorte en robots programmés pour tenter d’atteindre cela coûte que coûte.

« Qu’y aurait-il de mal à viser l’excellence, à faire plaisir aux gens, à se donner du mal, à faire preuve de force d’âme, à agir vite ? Ce sont là de bonnes façons d’améliorer sa façon de vivre. Le piège, s’agissant des drivers, est que l’on n’est plus libre de choisir cette amélioration, cela devient compulsif. Malgré soi on obéit au slogan. [16]»

On voit bien un problème d’authenticité identitaire si c’est malgré soi, c’est-à-dire en opposition à son identité profonde, que l’on obéit à ce slogan.

Et nous pouvons penser à d’autres injonctions sociales ou familiales, qui, incarnant les drivers de diverses manières, peuvent fonctionner par une obéissance automatique, court-circuitant le libre arbitre :

  • Réussis ta carrière, prouve aux autres ta valeur, gagne le revenu le plus important, obtiens le maximum de pouvoir, de personnes sous ta responsabilité, la notoriété la plus forte ;

  • Sois comme les autres, suis la mode, la tendance, les stéréotypes culturels, familiaux, esthétiques, corporels, de genre, de milieu social ou, au contraire, distingue-toi, sois original, ne fais jamais comme les autres ;

  • Sois efficace, ne perd pas ton temps à des moments inutiles, à des bavardages, à apprécier l’instant, travaille pour préparer l’avenir, fais attention au risque de manquer d’argent ;

  • Fais-toi reconnaitre par ton altruisme, tes contributions auprès des autres, fais en sorte qu’on admire, qu’on te soit reconnaissant ;

  • Sois impassible, ne montre pas tes sentiments, ta vulnérabilité, montre-toi « winner » et non « looser », attaque le premier ou, au contraire, sois réaliste sur tes faiblesses, ne te mesure pas à plus fort, résigne-toi ;

  • Et même, injonction paradoxale (car cela ne peut venir d’une injonction) : sois spontané, sois toi-même, sois authentique !

Lytta Basset, pasteure et accompagnatrice, parle d’une carapace qu’on se construit autour de soi comme une seconde nature, qui nous protège des dangers quand le monde environnant est hostile, mais qui nous écarte de nous-même aux yeux des autres mais aussi de nous-mêmes, en particulier avec le driver « sois fort » :

« C’est qu’à force de répéter : « Même pas mal ! », comme les enfants, on s’entraîne à ne plus ressentir la méchanceté ambiante. L’inconscience s’installe : on ne la voit plus, elle ne nous atteint plus derrière la carapace qui dans un premier temps nous protège. Mais quand on en fait peu à peu sa deuxième nature, c’est inquiétant.[17] »

Scénarios, jeux et rôles

Un cadre d’entreprise que j’interrogeais, au cours d’une séance de coaching, sur la récurrence de situations vécues dans sa carrière, me répondit qu’il voyait en effet des scénarios se répéter, des « scénarios de frustration », dans lesquels des histoires analogues revenaient, avec pourtant des interlocuteurs différents, dans des entreprises différentes : chaque fois, des promesses d’évolution de carrière lui étaient faites, il atteignait les objectifs conditionnant ces promesses, mais malgré cela, ces promesses n’étaient pas tenues avec des justifications diverses. Y a-t-il des explications communes à ces situations vécues de manière similaires ?

Eric Berne, le fondateur de l’Analyse Transactionnelle, voyait la formation de scénarios, de « scripts », dans la vie de beaucoup, comme la résultante des injonctions intériorisées, souvent dès l’enfance, et qui entravent le libre arbitre dans des répétitions inconsciemment involontaires :

« A script is an ongoing life plan formed in early childhood under parental pressure. It is the psychological force which propels the person toward his destiny, regardless of whether he fights it or says it is his own free will.[18] »

Pour Berne, c’est l’authenticité d’une personne qui est en question quand elle est prise dans ces scénarios, qui la conduisent à agir par des automatismes conditionnés par les injonctions, comme par une « formule » mathématique :

« A real person may be defined as one who acts spontaneously in a rational and trustworthy way with decent consideration for others. One who follows a formula is a not-real, or unreal, person.[19] »

Et pour lui, ces scénarios ne sont pas une fatalité. Pour quiconque souhaitant se libérer de ces scénarios pré-programmés, il emporte d’en prendre conscience pour ensuite se donner des moyens d’acquérir cette liberté entravée et pour cela distinguer l’authentique de l’inauthentique est essentiel :

« Script theory does not pretend that all human behavior is directed by the script. It leaves as much room as possible for autonomy, and indeed, autonomy is its ideal. […] Its whole purpose is to increase the distribution of that invaluable commodity, and it offers a method for doing so. But the first requirement is to separate the spurious from the genuine, and that is its whole task. It does forthrightly call a chain a chain, however, and this should not be taken as an insult by those who love their chains or choose to ignore them.[20] »

Berne a également décrit, à l’intérieur de ces scénarios, des « jeux psychologiques », qui se répètent régulièrement, dans lesquels plusieurs acteurs jouent des rôles plus ou moins automatiques car ils sont conditionnés par leurs forces psychologiques de fond. Les caractéristiques de ces jeux sont les suivants[21].

  • Les jeux sont répétitifs : la logique du jeu reste la même dans son schéma général, quelque soient les circonstances.

  • Ils se jouent sans que les protagonistes aient conscience d’un jeu : les événements se déroulent sans que les protagonistes y voient un jeu, mais souvent on se demande à la fin « mais pourquoi cela m’arrive encore, et toujours à moi ? »

  • Ils créent des sentiments parasites chez les joueurs, c’est-à-dire des sentiments typiques propres à chacun (énervement, frustration, tristesse, colère…) qui se répètent car ils correspondent à ses compulsions propres à chacun et non à des émotions authentiques nouvelles selon l’environnement.

  • Ils mettent en jeu des attentes cachées des joueurs, non dites au niveau social : des signes de reconnaissance, des confirmations de croyances ou préjugés…

  • Ils se terminent habituellement par un moment de surprise ou de confusion : par exemple un changement soudain de rôle.

  • Ils se jouent à plusieurs : chacun a sa part active dans le jeu.

  • Le résultat final se répète, même si les joueurs ne s’en rendent pas directement compte : les protagonistes ont à chaque fois le même sentiment « parasite », les mêmes explications, les mêmes a priori sur eux-mêmes, les autres...

On voit ainsi comment ces jeux peuvent produire, à l’insu des personnes qui y jouent, une véritable inauthenticité car celles-ci les traversent sans pouvoir user de leur libre arbitre et en y répétant leurs frustrations qui confirment leurs croyances négatives, sur elles-mêmes et sur les autres, avec des sentiments qui sont parasites car ils s’auto-entretiennent et entravent des émotions authentiques en contact avec le réel.

Points de basculement identitaires, déclencheurs de quête d’authenticité

Qu’est-ce qui, dans la vie des personnes, déclenche cette quête d’authenticité identitaire ?

« A un moment donné, Dieu merci, j’ai fait un gros burn-out et cela a été vraiment une chance, parce que cela a été une des nombreuses prises de conscience qui m’ont permis de me poser les bonnes questions. Un dimanche, je me suis effondrée, d’un seul coup mes jambes ne me portaient plus, j’ai fait une sorte de crise de tétanie, hyper impressionnant à vivre ! J’ai été arrêtée pendant deux mois et là je me suis dit : c’est pas normal que tu en sois arrivée là, il faut que tu trouves ce qui cloche, là.[22] »

Ainsi relate Julie Dachez le déclenchement décisif de sa quête d’identité authentique. Elle raconte s’être jusque-là adaptée en permanence aux injonctions de faire comme tout de monde pour être « normale ». Et cet événement a été pour elle l’occasion d’un profond travail sur son identité, qui a notamment débouché sur un diagnostic d’autisme asperger, qu’elle a considéré comme une permission d’accepter sa différence et d’enfin commencer à être elle-même.

On voit dans cet exemple qu’il a fallu un événement fort, ici un problème de santé psychosomatique, pour faire basculer cette personne vers la prise de conscience. Sinon, sans doute rien n’aurait empêché les fonctionnements mis en place de se perpétuer. Il arrive que le corps dise par lui-même qu’il est temps de s’arrêter, de changer de fonctionnement et savoir l’écouter est souvent salutaire ; cela peut aussi être un accident de la vie, une rupture sentimentale, un échec professionnel, un deuil qui surgit comme un déclencheur… Mais sans une prise de conscience approfondie de ce qui se joue derrière une crise, comment amorcer une recherche de sens identitaire ?

Explorons quelles peuvent être les circonstances de ces prises de conscience, de ces basculements vers une quête nouvelle.

Quand se vivent échecs et auto-sabotages

Les échecs rencontrés dans la vie professionnelle ou personnelle sont également l’occasion de remises en cause, de contact, parfois brutaux, avec le réel : ses chocs peuvent être l’opportunité de sortir des enfermements dont il a été question plus haut. Ainsi, Charles Pépin a étudié le cas d’individus qui ont su très bien rebondir après de tels échecs[23] :

« Sans cette résistance du réel, sans cette adversité, sans toutes les occasions de réfléchir ou de rebondir que leurs ratés leur ont offertes, ils n’auraient pu s’accomplir comme ils l’ont fait. […] L’échec n’est certes pas agréable. Mais il ouvre une fenêtre sur le réel, nous permet de déployer nos capacités ou de nous rapprocher de notre quête intime, de notre désir profond. »

Bien sûr, cela nécessite une ouverture, pour sortir des seuls sentiments négatifs résultant de la frustration de l’échec. Cela suppose une prise de conscience des éléments du réel, auxquels on n’avait pas prêté suffisamment d’attention, pour les accueillir comme des opportunités de croissance, y compris vers nous-mêmes, vers notre propre authenticité identitaire.

La championne Muriel Hermine témoigne de son échec douloureux aux jeux olympiques de Séoul :

« Cet échec fut le plus grand et le plus formateur de toute ma carrière. J’ai appris que tout passe, les grandes victoires comme les grands échecs. Ce qui reste est l’interprétation mentale que nous nous forgeons autour de l’expérience vécue.[24] »

Elle a mené une réflexion sans concessions, dans une quête d’authenticité et de vérité sur elle-même :

« Je me suis rendu compte que je n’étais pas la pauvre victime que je croyais être, mais que j’avais une grande part de responsabilité dans ma défaite. – N’était-ce pas moi qui ne voulais plus de ce combat mais qui n’avais pas trouvé le courage d’assumer ma décision ? – N’était-ce pas moi encore qui, pour gagner, avais fait le choix de travailler mes faiblesses plutôt que de renforcer mes points forts ? Là où, de surcroît, résidaient mon plaisir de nager et ma plus-value ? Cela s’appelle une grande erreur de stratégie. – N’était-ce pas moi toujours qui avais paniqué devant l’excellence de mes concurrentes, au point de me retrouver malade ? Je crois même pouvoir dire aujourd’hui que je me suis réfugiée dans la maladie ![25] »

Notons ainsi l’importance de repérer sa propre responsabilité dans les échecs, qui dans certains cas peuvent être qualifiés d’auto-sabotages. Avec lucidité, nous pouvons parfois nous rendre compte que nous faisons, malgré nous, des actions qui nous sont défavorables, tels des actes manqués freudiens. Qu’est-ce que cela nous dit de ce que nous voulons vraiment, au-delà de ce que nous acceptons de nous avouer pour le moment ? Comment ceci peut-il nous amener à une recherche d’authenticité identitaire plus profonde ?

[1] Ibid, p. 164. [2] Hudson (1999), préface p.xviii. [3] Dété (2017), citant Hudson (1999) [4] Ibid. [5] Graeber (2013), cité par Kohneh-Chahri (2020), p.11. [6] Bernaud (2020), pp.57-58. [7] Plan de Sauvegarde de l’Emploi [8] Llacer (2021) [9] Cité par Llacer (2021) [10] François (2020), p.195. [11] Fauré (2020 [2011]), pp. 26-30. [12] Ibid, p.26 [13] Basset (2019), p.134. [14] Rogers (2013 [1989]) p.187, commentaire de H. Kirschenbaum et V. Land Henderson. [15] Les analystes transactionnels Taibi Kahler et Hedges Capers en ont les premiers donné la description en 1974. [16] Hawkes & Brécard (2015), p.302. [17] Basset (2019), p.43. [18] Berne (1972), p.52. [19] Ibid., p.52. [20] Ibid., p.438. [21] Hawkes & Brécard (2015) [22] Dachez (2016) [23] Pépin (2016), e. 24 et 1981 (nous noterons e. les emplacements des éditions électroniques Kindle). [24] Hermine (2013), e. 1707. [25] Idid., e. 1717.