Croyances et authenticité

Nous allons, dans cette partie, nous intéresser aux croyances, implicites ou explicites, qui aident ou entravent les personnes en quête d’authenticité identitaire dans leur vie professionnelle. Tirant les fruits de nos explorations dans les parties précédentes, nous examinerons les croyances qui peuvent bloquer le chemin vers l’authenticité, en enfermant les gens, à leur insu, dans d’autres personnages qu’eux-mêmes le désireraient.


Mais nous verrons surtout sur quelles croyances positives il est possible de s’appuyer, pour ce chemin vers l’authenticité identitaire au travail. Ce faisant, pour ne pas se contenter de la méthode Coué, nous examinerons quelques faits avérés pour étayer de telles croyances positives.


Des croyances entravantes, souvent inconscientes

Des croyances sous-jacentes au schéma d’identité, aux drivers et aux jeux

Nous avons vu précédemment comment la personne peut se constituer un masque et un crapaud, qui entravent sa liberté et son authenticité, intégrant des injonctions comme les drivers et perpétuant des rôles dans des jeux.

Carlo Moiso[1] explique bien combien ce sont des croyances négatives sur nous-mêmes et sur les autres qui nous font sortir de l’authenticité originelle de l’Enfant libre, « prince » ou « princesse », ces croyances sont conséquences des blessures et vont orienter la constitution des protections périlleuses et illusoires que sont le masque social et le crapaud intérieur. Et les jeux, joués à l’insu de notre volonté véritable, ne chercheront qu’à nous conforter dans nos caractéristiques de masque social et dans nos sentiments négatifs de crapaud.

« Enfants, nous n’avons pas eu la possibilité de choisir nos croyances, mais nous avons donné notre accord à l’information qui nous était transmise. […] Ce système de croyances est comme un Livre de la Loi qui dirige notre esprit. Tout ce qui se trouve dans ce Livre de la Loi est notre vérité, sans l’ombre d’un doute. Tous nos jugements se fondent sur lui, même s’ils vont à l’encontre de notre nature intérieure.[2] »

Ces croyances vont avoir pour effet de nous isoler, dans un monde mental déconnecté à la fois de notre nature authentique et du réel tel qu’il pourrait nous surprendre : des événements potentiellement instructifs et des autres dans leur altérité inédite. Nous projetons à l’extérieur nos schémas mentaux préfabriqués, pour tenter de tout y faire rentrer. On peut ainsi représenter le cercle vicieux de la non-authenticité et le cercle vertueux de l’authenticité :


[1] Moiso 2009, pp. 25 à 31. [2] Ruiz (2016[1997]) pp.19 & 21.

Méconnaissances

Le cercle vicieux de la non-authenticité fonctionne en entretenant des méconnaissances, dont il s’agira de sortir par des prises de consciences, qui devront être des retournements de croyances, étayées par des faits et une réflexion, pour être solides. Examinons quelques-unes de ces méconnaissances typiques[1].

1. La méconnaissance de nos capacités personnelles : il est fréquent que manque la confiance en soi, se croyant moins capable que les autres ou illégitime – cela pourrait pourtant se résoudre en prenant conscience de réelles compétences objectivables, de capacités avérées à la hauteur de celles de l’entourage ou au-delà, ou bien de talents tout à fait originaux sans comparaison possible aux autres, en osant expérimenter peu à peu la sortie de zones de confort protectrices des risques d’échec imaginés, pour constater qu’on y parvient.

2. La méconnaissance des options possibles : quand les difficultés arrivent, on a souvent trop vite fait de voir la situation comme inextricable. Car on oublie de vraiment explorer les solutions possibles. On croit « automatiquement » qu’il « n’y a rien à faire », on ne pense pas à solliciter de l’aide.

3. La méconnaissance du degré de gravité. On voit bien un signal d’alerte, mais on croit que ce n’est pas grave. Or même les signaux « faibles » pourraient nous servir d’indicateur d’alerte pour un problème grave.

4. La méconnaissance de l’existence d’un stimulus. C’est le plus grave, le Titanic qui ne croit même pas à l’existence de l’iceberg pourtant visible dans la brume… ou d’un autre navire, pourtant disponible pour le secourir !

Les méconnaissances nous font omettre une partie de la réalité, qui serait pourtant accessible par une prise de conscience à notre portée. Cela peut induire typiquement des attitudes qui nous écartent d’une existence authentiquement en prise avec le réel :

  • Des comportements passifs comme :

      • ne rien faire car on ne croit pas qu’il y aurait des options d’actions possibles,

      • se sur adapter, en allant trop loin dans la prise en compte d’exigences, exagérément évaluées voire imaginées,

      • s’agiter avec des actions désordonnées qui nous donnent l’illusion de faire quelque chose, mais tout en restant, au fond, passifs.

  • La redéfinition, mécanisme intrapsychique qui nous fait voir de manière déformée les aspects de la réalité qui ne cadrent pas à notre vision de la vie et du monde.

  • Les jeux psychologiques et les problèmes de communication résultent également du fait de s’être rendus aveugles à des options possibles en dehors de nos pièges habituels.

Croire que le travail n’est que contrainte

Vivement la retraite ! Combien de personnes font leur ce cri du cœur ? En effet, beaucoup[2] croient que le travail ne peut, presque par définition, être un lieu d’accomplissement. Mihály Csíkszentmihályi[3] a enquêté auprès d’un panel d’individus, à qui il a demandé, s’ils désireraient, ici et maintenant, faire autre chose : ils répondent que oui, beaucoup plus fréquemment, lorsque la question leur est posée pendant une activité professionnelle que pendant des loisirs. Or c’est un paradoxe pour le chercheur :

« Au travail, les individus rencontrent des défis stimulants, se sentent heureux, créatifs et connaissent de grandes joies ; dans leur temps libre, ils utilisent peu leurs aptitudes, se sentent passifs et insatisfaits ; pourtant, ils voudraient travailler moins et avoir plus de loisirs.[4] »

Quelles en sont les raisons ?

  • Les personnes sont entourées de croyances collectives, de stéréotypes qui sont ancrés dans leurs croyances personnelles : le travail est considéré comme subi, non désirable,

  • Elles pensent avoir besoin de moments pour récupérer, se détendre, auxquels elles aspirent, car elles considèrent en permanence que l’effort au travail le nécessite,

  • Certaines personnes se voient travailler contre leur gré, au profit d’un autre et souffrent de sentir cet effort perdu, ce temps de travail retiré de leur temps de vie véritable, ce qui fait que même les moments positifs vécus au travail perdent leur valeur car on croit qu’ils ne contribuent pas à ses buts à long terme, à ses vraies aspirations existentielles.

On comprend donc la nécessité de questionner ces croyances pour permettre de s’ouvrir à la possibilité d’authenticité identitaire dans un rôle professionnel, quel qu’il soit. Et nous allons trouver dans ce qui suit de bonnes raisons pour ce questionnement.

Croire à une identité professionnelle

Croire possible l’état de « flux »

Pendant une séance de coaching, je proposais à un cadre expérimenté, qui me demandait de l’aider à trouver du sens dans son poste actuel, pour lequel il était déçu et démotivé, de décrire une situation de plénitude professionnelle, qu’il avait déjà rencontrée dans un passé récent. Il me raconta alors un rôle professionnel qu’il a vécu comme très enthousiasmant, dans lequel il se passionnait pour relever des défis difficiles et m’expliquait avec joie toutes les ressources qu’il mobilisait en lui – intelligence des situations, relations humaines – pour obtenir des résultats qui lui tenaient à cœur. Il m’a dit que cette séance, au cours de laquelle cette période heureuse a été revécue par l’évocation, l’aidait à prendre du recul par rapport à son état présent et à mobiliser ses ressources intérieures.

Lorsqu’une personne[5] se vit comme complètement engagée dans une activité au point de s’y donner à fond, elle connait, dans cette « expérience optimale », un état psychologique qualifié de « flux » par Csíkszentmihályi[6]. En effet, les individus dans cet état qu’il a étudié se décrivaient à lui comme portés par un flux. Pour ressentir ce flux, certaines personnes s’en montrent plus aptes que d’autres, que Csíkszentmihályi qualifie d’« autotéliques ». Cela signifie qu’elles trouvent en elles-mêmes un but, un sens, une finalité dans ce qu’elles font (autos : soi et telos : but ou finalité). Mais aussi, il note que certains contextes de travail « autotéliques » favorisent davantage de ressentir le flux pour ceux qui les vivent.

Quelles sont alors ces meilleures conditions ? Lorsque la personne, à la fois, croit le travail stimulant, par son exigence, et qu’elle croit en sa capacité de l’accomplir. C’est-à-dire lorsque ses compétences sont, à ses yeux, pleinement mobilisées pour un travail difficile mais réalisable. Le flux est une incitation « raisonnable » au dépassement. Le flux ne sera pas ressenti si le travail est cru trop facile ou trop ambitieux par rapport aux capacités dans lesquelles la personne croit.


Quand ces conditions optimales sont réunies, qui tiennent dans ses croyances au défi comme à ses capacités, la personne a la possibilité de se donner à fond, c’est-à-dire de s’engager totalement dans le flux.

Son objectif est bien repéré avec son niveau de défi, auquel la personne croit, et elle aura par rapport à l’atteinte de cet objectif une rétroaction, plus ou moins immédiate : par exemple, avoir achevé une production de qualité, avoir pu répondre clairement à un client… Plus une personne a la capacité de maîtriser de bout en bout ses actions, plus elle aura de chance de vivre une expérience optimale.

« La préoccupation de soi disparaît, mais, paradoxalement, le sens du soi est renforcé à la suite de l’expérience optimale. Nous sommes souvent préoccupés par l’image que nous donnons de nous, aux autres et à nous-mêmes, tandis que le flux ne laisse pas de place à l’examen du soi. Cependant, de façon paradoxale, le soi est généralement renforcé à la suite d’une expérience de flux, car l’individu a pu tirer profit au maximum de ses compétences et s’est même parfois enrichi de nouvelles aptitudes.[8] »

Avec ce constat, on sent bien à quel point ressentir le flux nous rapproche de la personne authentique que nous aspirons à être. Dépouillés des pensées négatives tourmentant le moi et de sentiments parasites par la stimulation exigeante et par la rétroaction sans concession du résultat du travail qui nous ramène au réel et à l’altérité de clients, le travail en état de flux peut être l’opportunité d’atteindre un supplément d’être et un supplément d’âme. Et pourquoi nous priverions-nous de cultiver cette croyance positive, si précieuse pour la quête d’authenticité identitaire ?

Croire que son travail peut être une vocation, pas seulement un job ou une carrière

En coaching, j’interrogeais une personne, en recherche d’emploi, sur ce qu’elle attendait du rôle professionnel futur qu’elle envisageait. Elle me dit qu’elle rêvait d’y être pleinement elle-même, de miser complètement sur une authenticité personnelle et de « voir ce que la vie lui offrirait en retour », pour saisir ce qu’elle pourrait offrir d’utile aux autres dans ce nouveau rôle.

L’histoire[9] bien connue des trois ouvriers casseurs de pierre illustre ces trois croyances possibles sur ce que son travail est pour soi : le premier répond qu’il gagne sa vie, à un passant qui lui demande ce qu’ils font, le second qu’il taille une pierre et le troisième qu’il bâtit une cathédrale. Cette distinction a été décrite et étudiée par Amy Wrzesniewski[10] :

  • Les personnes qui croient que leur activité professionnelle est seulement un job y voient, avant tout, les avantages matériels qu’elle leur donne, sans en attendre d’autre satisfaction. C’est un simple moyen et non une fin, par lequel ils acquièrent ce qu’il leur faut pour vivre leur vraie vie en dehors du travail.

  • Celles qui croient que c’est pour elles une carrière s’y impliquent davantage, car elles espèrent une progression, éventuellement corrélée à une augmentation de pouvoir ou de prestige, qu’elles considèrent comme un succès, relié à l’estime d’elles-mêmes.

  • Celles qui croient qu’il s’agit pour elle d’une vocation ne pensent pas que leur activité professionnelle vise d’abord à obtenir de l’argent ni un prestige social, mais en attendent un accomplissement, une réalisation de soi, le terme « vocation » ayant une origine spirituelle.

Or les études démontrent que beaucoup de métiers peuvent être vécus et donc « crus » comme des vocations : qu’ils soient ou non rémunérateurs, dans l’ombre ou exposés socialement, avec du pouvoir ou sans le moindre… On sent la proximité de cette notion de vocation avec celle d’identité authentique dans un rôle professionnel, puis qu’il s’agit, si c’est est vraiment une, d’une quête de réalisation de soi, dans ses aspirations les plus profondes, sans que le principal moteur soit la réussite externe – matérielle, de pouvoir, d’apparence sociale.

Que dire des personnes qui se considèrent passionnées par leur travail ? Peut-on en déduire qu’il s’agit pour autant de vocation ? Robert Vallerand[11] pense qu’il faut soigneusement distinguer entre deux types de passion : la passion harmonieuse et la passion obsessive. Lorsque la personne vit la première, l’activité professionnelle prend une place importante dans sa vie, mais pas de manière oppressante. Elle s’intègre sans difficulté majeure aux autres dimensions de son identité. La personne conserve toute sa liberté intérieure, elle maitrise son choix de s’engager dans l’activité et garde sa capacité de contrôler son désir de s’y engager.

Ce n’est pas le cas de celles qui ont une passion obsessive : une force intérieure qu’elles ne maîtrisent pas, plus forte qu’elles, les mène vers un travail forcené, elles « doivent » travailler, au prix de sacrifier de manière irréfléchie les autres aspects de leur existence, et aussi les relations à leurs proches. Seule la passion harmonieuse est vraiment en phase permet de véritablement ressentir le flux. Au contraire, la passion obsessive est associée à des émotions et des pensées négatives, comme la honte, la colère, la frustration… et sans doute à des jeux psychologiques, tel le triangle de Karpman, dans bien des cas.

On voit donc le discernement des états d’esprits, qui est à opérer, pour repérer les authentiques conditions de réalisations de soi, par rapport aux jeux psychologiques plus subis que librement choisis.

Croire à ses motivations intrinsèques plutôt qu’à des motivations extrinsèques

Une personne, en coaching, me disait avoir été, plusieurs fois, démotivée par l’attitude de hiérarchies qui lui ont fait des promesses de progression de carrière et de rémunération et ne les ont pas tenues malgré des objectifs réussis. Interrogée sur ses souhaits pour un rôle futur, elle me dit rêver d’autonomie, idéalement de créer son entreprise, pour avoir la liberté qui lui manque et faire des choses qui ont davantage de sens pour elle.

Distinguer[12] entre plusieurs types de motivations est utile, pour repérer les moteurs psychologiques qui y sont à l’œuvre, et voir la voie de la plus grande authenticité identitaire. Edward Deci et Richard Ryan[13] ont qualifié d’intrinsèque la motivation pour un individu, si c’est l’activité elle-même qui le motive, et d’extrinsèque si ce sont des conséquences de l’activité. Par exemple, une enfant peut s’intéresser aux mathématiques elles-mêmes, parce qu’il éprouve du plaisir à s’y adonner. C’est alors une motivation intrinsèque. Mais s’il ne les travaille qu’en pensant à la récompense promise par les parents en cas de bonne notes, c’est une motivation extrinsèque. Il en va de même pour des employés, qui peuvent travailler par goût d’un travail bien fait, ce qui est une motivation intrinsèque, ou bien pour obtenir une prime, ou encore par peur d’une sanction disciplinaire, qui constituent l’une et l’autre des motivations extrinsèques. Alors est-ce que la motivation intrinsèque correspond à la notion de flux que nous avons évoquée plus haut ? En bonne partie, mais pas entièrement : pour que le flux, il importe en plus que l’activité soit exigeante, alors que ce n’est pas en un prérequis pour une motivation intrinsèque.

Ce qui a été mis en évidence, c’est que la motivation extrinsèque, si elle est déclenchée, par un supérieur hiérarchique promettant une prime par exemple, a la capacité de déplacer inconsciemment la croyance d’une personne, au point de faire diminuer ou disparaitre une motivation intrinsèque qui pouvait exister auparavant :

« Lorsque l’argent est utilisé comme récompense extérieure d’une activité, les sujets perdent leur motivation intrinsèque envers l’activité.[14] »

C’est le phénomène de l’éviction[15] de la motivation. Mais celle-ci, pas forcément totale, dépend du sens donné par celui qui pourvoit la motivation extrinsèque et du sens perçu par celui qui la reçoit :

  • Si elle est perçue comme une réduction de l’autonomie, la motivation extrinsèque va réduire fortement la motivation intrinsèque. En particulier, sanctions et menaces sont perçues comme plus restrictives de liberté que les récompenses et vont ainsi plus certainement évincer la motivation intrinsèque.

  • Si la motivation extrinsèque est vécue comme « infantilisante » également, car elle fait passer la relation interpersonnelle d’Adulte – Adulte à Parent – Enfant (selon les terminologies de l’Analyse Transactionnelle), ce qui est une forme de régression dans la reconnaissance identitaire.

  • Mais si le pourvoyeur de la récompense est compris comme reconnaissant l’autonomie, dans une relation de confiance Adulte – Adulte, il peut même augmenter la motivation intrinsèque, en réalisant une congruence entre la perception identitaire interne et externe, chez la personne récompensée.

C’est alors tout un continuum qui a été analysé dans la théorie de l’autodétermination[16], prenant en compte les besoins de chacun en termes sens donné par l’autonomie, la compétence et les relations. Cette théorie[17] définit quatre types de régulations, concernant la psychologie de la personne, au sein de la motivation extrinsèque :

  • Dans la régulation externe, sa motivation dépend complètement des récompenses et des sanctions.

  • Dans la régulation introjectée, des éléments de valeur personnelle et d’estime de soi sont en jeu, qui motivent un engagement.

  • Dans la régulation par identification, est ressentie davantage de liberté, l’engagement étant en accord avec l’identité et les valeurs.

  • Dans la régulation intégrée, la liberté est encore plus grande car il y a cohérence entre les objectifs et les valeurs, si bien qu’on est pratiquement dans la motivation intrinsèque.

On voit ici que plus on ira vers la motivation intrinsèque, ou vers la régulation intégrée, plus se réuniront des conditions favorables pour une authenticité identitaire dans un rôle professionnel : la liberté, la cohérence entre objectifs et valeurs, afin d’atteindre un accomplissement de soi.

Croire à l’éthique comme composante de l’authenticité identitaire

Au cours d’une séance de coaching, une jeune cadre m’expliquait pourquoi elle n’avait plus supporté son précédent poste, principalement par la non-satisfaction d’une valeur clé pour elle, qu’elle appelle l’authenticité. L’interrogeant sur le sens qu’elle donnait à ce mot, puis sur les faits qui sous-tendaient ceci, elle me décrit une situation dans laquelle c’était vraiment l’éthique qui avait manqué dans ce qu’on lui avait demandé de faire. Elle est désormais déterminée à chercher un rôle professionnel dans lequel elle aura toute liberté de respecter ce qu’elle considère comme éthique.

Les jeunes générations semblent moins disposées aux compromis par rapport à l’éthique que leurs prédécesseurs. Pour beaucoup désormais, l’éthique entre dans les priorités d’une quête d’authenticité, avec notamment des valeurs de respect civique et environnemental, ainsi que d’altruisme et d’inclusion sociale.

Croire l’éthique possible en univers professionnel

À des investisseurs qui lui demandaient de supprimer une « branche morte » de son entreprise, Hubert de Boisredon qui venait en 2005 d’être nommé PDG de l’entreprise Armor répondit :

« Je comprends bien votre logique, mais il y a un problème : cette activité emploie 1 000 personnes et je ne suis pas venu pour les mettre au chômage.[18] »

Son approche a été gagnante, malgré ceux qui pariaient le contraire : l’entreprise a été sauvée, avec une rentabilité multipliée par trois dans les années qui ont suivi.

Il n’est pas toujours possible de convaincre en ce sens… mais qu’est-ce qui empêche sérieusement au moins d’essayer ? Il y a là, bien souvent, une croyance entravante à questionner.

On peut le croire, les gens peuvent changer : Michael Jensen avait jadis mis au point la théorie de l’agence, selon laquelle dirigeants et employés ne devaient pas se poser de questions éthiques et se considérer comme de simples agents au seul service des intérêts des actionnaires. Mais confronté à la réalité de bien des scandales financiers dans les années 2000, il a pris conscience de la perversité d’un système et, dans article intitulé « Payer les gens pour qu’ils mentent », il a par la suite écrit ce constat d’inauthenticité :

« Dites à un manager qu’il touchera un bonus si les objectifs sont atteints et deux choses arriveront fatalement. Premièrement, les managers essaieront de fixer des objectifs faciles à atteindre ; deuxièmement, une fois les objectifs fixés, ils feront tout leur possible pour les atteindre, même si cela entraîne des dommages pour l’entreprise.[19] »

Partant de ce triste constat, il s’est demandé en quoi pouvait donc résider la « noblesse » possible d’un rôle professionnel et a répondu en quatre points[20] :

· L’authenticité, c’est-à-dire se comporter en cohérence avec nos valeurs et envers les autres.

· Se sentir responsables de ce que nous sommes et de ce que nous faisons pour répondre aux événements.

· S’engager pour quelque chose de plus grand que soi.

· L’intégrité (integrity).

On peut y trouver inspiration pour croire à l’éthique, comme chemin d’authenticité toujours à entreprendre à nouveaux frais dans les situations nouvelles.

Croire que la réalisation de soi ne se fait pas au détriment des autres

J’ai invité à plusieurs reprises des personnes en réorientation professionnelle, en séance de coaching, à se projeter en esprit dans leur rôle professionnel futur, les invitant à visualiser comment elles pensaient se réaliser dans ce rôle. Beaucoup m’ont dit désirer se rendre utile aux autres, faire du bien d’une manière ou d’une autre, générer autour d’elles des opportunités de création d’emploi, apporter un plus par rapport à l’environnement…

Enquêtant auprès de jeunes[21], Mihalyi Csíkszentmihályi et John D. Patton ont établi que ceux qui ont tendance à être altruistes vivent davantage de moments de flux que ceux qui sont moins attachés à cette valeur. Ils expliquent ceci par le fait que cette propension à l’altruisme lève naturellement l’obstacle le plus important pour l’atteinte d’un état de flux, une trop grande importance accordée à l’égo (ses préoccupations, ses pensées négatives, ses émotions parasites). Au lieu d’être appelée à ces observations et ces jeux, l’énergie psychique se libère pour se donner à fond dans l’activité : « Ce n’est qu’en s’oubliant soi-même que le soi prend de l’ampleur. »

Et pour Jacques Lecompte, « L’altruisme est une composante majeure du bonheur et de la motivation au travail. Le sentiment d’être utile incite à faire son travail le mieux possible. Les cadres devraient créer des situations qui permettent à leurs collaborateurs de constater l’impact positif de leur travail sur ceux qui en bénéficient.[22] »

On trouve ici confirmation que la réalisation de soi n’est en rien opposée au soin apporté à autrui. Bien au contraire, ce dernier apparait bien souvent comme une condition pour la première, dans la quête d’une authenticité dans un rôle professionnel.


[1] Hawkes & Brécard (2015) pp. 158 à 162. [2] Lecomte (2004), e. 348. [3] Csíkszentmihályi (2004), cité par Lecompte (2004), e. 348. [4] Ibid. [5] Lecomte (2016), e. 238 à 283. [6] Csíkszentmihályi (2004), cité par Lecomte (2016), e. 238 à 283. [7] Csíkszentmihályi (2005), cité par Lecomte (2016), e. 262. [8] Lecomte (2016), e. 283. [9] Ibid., e. 391.[10] Wrzesniewski (2003), cité par Lecomte (2016), e. 399. [11] Vallerand (2003), cité par Lecomte (2016), e. 426. [12] Lecomte (2016), e. 564. [13] Ryan & Deci (2000), cité par Lecomte (2016), e. 564. [14] Deci (1971), cité par Lecomte (2016), e. 580. [15] Frey (1997), cité par Lecomte (2016), e. 595. [16] Deci & Ryan (2000), cité par Lecomte (2016), e. 701. [17] Lecomte (2016), e. 701. [18] Cité par Lecomte (2016), e. 21. [19] Jensen (2003), cité par Lecomte (2016), e. 7080. [20] Erhard & Jensen (2014), cités par Lecomte (2016), e. 7191. [21] Csíkszentmihályi & Patton (1997), cités par Lecomte (2016), e. 748. [22] Lecompte (2016), e. 755.